Pendant plusieurs années la jurisprudence russe en matière de responsabilité des hébergeurs en cas de violation de droits de propriété intellectuelle n’était pas unifiée : la position des juges allait d’un refus total de reconnaissance de responsabilité par certains, au prononcé de mesures préventives de protection des droits des tiers par d’autres.
Le cadre législatif
En ce qui concerne la législation, une certaine harmonisation a été effectuée en 2013 grâce à la loi N 187-ФЗ dite “Loi anti-pirates”. Cette loi a inséré, dans la 4ème partie du code civil russe (consacrée au droit de la propriété intellectuelle), un article 1253.1 intitulé “Spécificités de la responsabilité de l’intermédiaire informationnel” entré en vigueur le 01.08.2013 ; c’est cet article qui encadre désormais la responsabilité des hébergeurs en Russie.
L’intermédiaire informationnel est défini comme étant “Toute personne transmettant du contenu sur un réseau de télécommunication et information, y compris sur le réseau Internet ; toute personne fournissant des moyens de mise en ligne de contenu ou des informations nécessaires à l’obtention de ce contenu, en utilisant un réseau de télécommunication et information ; toute personne fournissant des moyens d’accès à du contenu sur ce réseau”. Les hébergeurs font donc partie de cette catégorie. Se pose aussi la question de savoir si les registrars rentrent également dans la catégorie des intermédiaires informationnels et quelle est leur responsabilité le cas échéant. Nous analyserons ce cas dans une seconde étude dédiée aux registrars.
L’article 1253.1. distingue entre (A) la responsabilité de l’intermédiaire informationnel qui ne fait que transmettre du contenu et (B) la responsabilité de l’intermédiaire informationnel qui fournit des moyens de mise en ligne de contenu, ce qui est le cas des hébergeurs.
A). L’intermédiaire informationnel qui procède à la transmission de contenu sur un réseau de télécommunication et information n’est pas responsable des violations de droits de propriété intellectuelle résultant de cette transmission, à condition qu’il remplisse l’ensemble des conditions suivantes :
- Il n’est pas l’initiateur de la transmission et ne définit pas le destinataire du contenu ;
- Il n’apporte pas de modifications au contenu, à l’exception des modifications nécessaires dans le cadre du procédé technique de transmission de ce contenu ;
- Il n’a pas connaissance, et n’a pas vocation à avoir connaissance, du fait que l’utilisation du contenu protégé par le droit de la propriété intellectuelle, par la personne initiant la transmission de ce contenu, est illicite.
B). L’intermédiaire informationnel qui fournit des moyens de mise en ligne de contenu sur un réseau de télécommunication et information n’est pas responsable des violations de droits de propriété intellectuelle résultant de la mise en ligne de contenu par un tiers ou sur instruction de ce dernier, à condition qu’il respecte l’ensemble des conditions suivantes :
- Il n’a pas connaissance, et n’a pas vocation à avoir connaissance, du fait que l’utilisation du contenu protégé par le droit de la propriété intellectuelle est illicite ;
- Il a, en cas de réception d’une notification écrite de la part du titulaire des droits l’informant de la violation de ses droits de propriété intellectuelle avec indication de l’adresse IP ou de la page web sur laquelle figure le contenu en question, pris, en temps utile, des mesures nécessaires et suffisantes en vue de la cessation de ladite violation de droits de propriété intellectuelle, la liste des mesures nécessaires et suffisantes et l’ordre de leur mise en œuvre pouvant être fixés par la loi.
L’article 1253.1. précité prévoit également que des mesures contraignantes puissent être imposées à l’intermédiaire informationnel en vue de la protection des droits de propriété intellectuelle, bien qu’il ne soit pas responsable de la violation de ces droits, en ce compris des injonctions de suppression du contenu violant des droits exclusifs ou de limitation d’accès à un tel contenu.
L’application jurisprudentielle
La jurisprudence russe récente en matière de responsabilité des hébergeurs s’inscrit dans une tendance plus générale favorable à la protection des titulaires de droits de propriété intellectuelle.
Les juges russes ont reconnu qu’en cas de notification écrite de violation de droits de propriété intellectuelle de la part du titulaire de ces droits, l’hébergeur notifié était tenu de prendre les mesures nécessaires en vue de mettre fin à cette violation (par exemple en rendant le contenu litigieux inaccessible) et ce quelle que soit la contrainte technique que représente l’exécution de telles mesures (voir par exemple l’affaire amerikanskiy-zhenih.ru N 7560/2014). De plus, les juges ont pu décider que si la personne ayant mis en ligne le contenu litigieux n’avait pas pu être identifiée ou si elle n’était pas partie à l’instance judiciaire, l’hébergeur était également tenu de prendre en charge le remboursement des taxes payées par le titulaire des droits pour l’initiation de la procédure judiciaire dans le cas où le titulaire obtiendrait gain de cause à l’issue de l’instance (voir par exemple les affaires N 3-0070/2014 et N 7560/2014).
À l’occasion de l’application de l’article 1253.1, la question s’est également posée de savoir à quel degré de coopération était tenu l’hébergeur à l’égard du titulaire des droits de la propriété intellectuelle en cas de violation de ses droits, et notamment sur le point de savoir s’il était tenu de dévoiler l’identité de son client ayant mis en ligne le contenu litigieux.
L’arrêt de la Cour Suprême de la Fédération de Russie en date du 21 mars 2016 (n° 307-ЭС16-1414 dans l’affaire N А56-61922/2014) marque le renforcement de l’obligation de coopération des hébergeurs à l’égard des titulaires de droits de propriété intellectuelle. En l’espèce, le site litigieux reproduisait la marque du demandeur pour présenter des produits similaires à ceux pour lesquels cette marque avait été enregistrée. Le titulaire de la marque a assigné notamment l’hébergeur pour ne pas avoir coopéré suite à ses demandes. Ce dernier a été condamné au paiement de dommages-intérêts au titulaire de la marque – décision qui a été confirmée par quatre instances. En effet, selon les juges, la société hébergeant le site web litigieux était tenue de limiter l’accès au site litigieux et de coopérer avec le titulaire des droits pour établir l’identité de l’auteur de la violation du droit de marque du demandeur. Il a été précisé par les juges que de tels actes n’étaient pas constitutifs d’une violation par l’hébergeur de ses obligations contractuelles à l’égard de son client.
Selon la Cour Suprême, c’est à juste titre que les tribunaux ont condamné l’hébergeur au paiement de dommages-intérêts pour avoir toléré une violation du droit de marque du demandeur, car l’hébergeur avait été informé par le demandeur de l’utilisation illicite de sa marque sur le site litigieux et “n’avait toutefois entrepris aucune démarche en vue de coopérer avec le demandeur pour la défense de ses droits : il avait notamment refusé de lui fournir des informations quant à l’auteur de cette violation de droits”.
Un bilan plutôt positif
L’évolution jurisprudentielle actuelle en Russie en matière de responsabilité des hébergeurs est favorable aux titulaires de droits de la propriété intellectuelle. En effet, en cas de violation de droits de propriété intellectuelle via un contenu web litigieux, et notamment en l’absence de possibilité d’obtenir le blocage du nom de domaine auquel le site litigieux est associé, une action est envisageable à l’encontre de l’hébergeur sur le fondement de l’article 1253.1 du code civil russe. Une telle action vise à obtenir la cessation de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle, et notamment la suppression du contenu litigieux, ainsi que, dans la mesure du possible, l’obtention des informations sur l’auteur d’une telle atteinte.