Nous avons eu le privilège d’être parmi la vingtaine de personnes invitées par l’Afnic et Sébastien Bachollet (membre français du CA de l’ICANN) à rencontrer le nouveau président de l’ICANN, Fadi Chehade, lors de son passage à Paris cette semaine.
Après une courte présentation de l’état du .fr par Mathieu Weill, DG de l’Afnic et une sympathique introduction par Sébastien Bachollet, Fadi Chehade a détaillé son programme et ses ambitions, celles d’un vrai changement de mentalité dans cette institution dont les rouages complexes sont de plus en plus grippés.
L’état du .fr
Rappel rapide de quelques chiffres sur l’extension française : quantitativement, le .fr se porte bien, avec 2 500 000 millions de .fr et surtout une croissance soutenue, actuellement de 15% par an, à comparer à une croissance moyenne de 7% dans le monde hors .CN. Il est difficile d’analyser avec précision les raisons de la croissance des noms de domaine en France, mais l’indicateur qui semble le plus corréler est celui des créations d’entreprises.
Autres chiffres intéressants : 45% des domaines déposés par des français (particuliers et entreprises) sont des .com, 34% des .fr et 7,3% des .net.
Au delà des chiffres, l’analyse qualitative plaide aussi en faveur du .fr, puisque selon un étude Afnic, 84% des .fr pointent vers des sites actifs, que ce soit en direct ou via une redirection (25%).
En ce qui concerne les procédures de règlement de litiges, les français sont les plus actifs derrière les américains, avec 11,2% des procédures UDRP, contre 7,5% au Royaume-Uni, qui se classe en 3ème position. Cette situation est liée à la structure de l’économie française, avec de nombreuses marques de luxe, fortement cybersquattées. La procédure Syreli de résolution des litiges mise en place par l’Afnic également très dynamique, avec entre 10 et 25 dossiers par mois.
Un dernier élément montre le dynamisme du secteur en France : le nombre de projets français de création de nouvelles extensions notre pays se place en seconde position en Europe, si l’on fait exception du Luxembourg qui abrite les dossiers d’Amazon, et de Gibraltar, avec 54 projets dont 35 sont des extensions d’entreprises (Brand/CorpTLDs).
Une nouvelle ère à L’ICANN
Nouvelle ère et nouvel air… bien plus frais. Même si le jugement devra intervenir sur des faits et sur la réalisation de ses objectifs ambitieux, il faut avouer que la présentation de Fadi Chehade a été très séduisante. Après des années de direction américano-américaine, frisant parfois la caricature voir le grotesque, la nouvelle présidence fait naitre des espoirs et de l’enthousiasme.
Issue d’une famille cosmopolite mêlant le Liban et Égypte à une forte culture française, Fadi est installé depuis plus de 20 ans aux États-Unis. Élu en fin d’année dernière par le CA de l’ICANN, son projet est intimement lié à ses racines : il se veut mondial et sensible aux voix des minorités. Fort d’un avis critique sur la structure actuelle, 100% Los Angeles « centrix », il veut changer l’ICANN pour la rendre plus à l’écoute du monde.
C’est dans ce sens qu’il a annoncé l’ouverture de deux « hubs » : l’un en Europe, à Istanbul, l’autre en Asie, à Singapour. Cette création permettra la décentralisation des fonctions opérationnelles et, espère-t-il un « changement radical de mentalité ». Des cadres dirigeants seront délocalisés dans ces deux hubs, comme par exemple David Olive, le responsable monde du « policy department » qui s’installe à Istanbul. Le département juridique sera éclaté dans les 3 bureaux et les avocats et juristes de l’ICANN ne seront plus uniquement américains. C’est une véritable révolution culturelle qui s’engage sous la présidence de Fadi Chehade, qui donnera lui-même l’exemple en travaillant de chacun des 3 bureaux.
Le projet de rapprochement des marchés locaux ne n’arrête pas aux hubs, puisque ceux-ci seront complétés par des bureaux satellites dont les localisations restent à définir. On sait d’ores et déjà que Pékin et Tokyo auront leurs bureaux ICANN, créés avec les NIC locaux. L’objectif est là-aussi de pouvoir écouter au mieux la communauté internet.
Toujours dans l’idée de dialoguer de façon transparente avec le monde, L’ICANN va jouer la carte de la transparence avec les deux pays qui sont les plus critiques de son fonctionnement : la Chine et la Russie. Des techniciens de ces deux pays seront invités à venir voir le fonctionnement du « Root Management » Icannien.
Tous ces efforts pour « casser les murs de la forteresse » participent aux deux objectifs essentiels de la nouvelle présidence : maintenir l’unicité de l’internet en évitant que se développent des réseaux parallèles notamment en Chine, et faire en sorte que l’ICANN garde son rôle dans la gouvernance de l’internet. Sur ce dernier point, le risque est qu’un échec de la structure coopérative (« multistakeholders ») de l’ICANN fasse basculer à terme la gouvernance internet au niveau des gouvernements via l’ITU (Union Télécom Internationale).
Le risque est ici majeur, car si le modèle multistakeholders n’est pas le plus simple ni exempt de critiques, une gestion par les gouvernements selon un modèle de vote type ONU par des politiques et plus par la communauté internet aurait pour conséquence de bloquer le développement de ce qui est aujourd’hui, selon Fadi Chehade, la « seule ressource qui unit le monde. »
Nous partageons cette analyse et il est clair pour nous que le développement de l’internet n’a été rendu possible que parce qu’il s’appuyait sur un modèle non gouvernemental original et à ce jour unique. Ce modèle, qui est aujourd’hui devenu proche d’une énorme usine à gaz tant les enjeux sont importants, doit certes être amélioré, mais il doit être préservé.
Ce changement passe par un questionnement profond sur le mode coopératif actuel, qui est biaisé car dominé par le monde anglo-saxon, réduisant de fait, sinon en théorie, la porté des voix des acteurs non anglophones.
Les initiatives du nouveau président vont toutes dans le même sens : montrer au monde que l’ICANN change, que ce changement est « radical, visible, profond et transparent ». Programme ambitieux, mais indispensable pour maintenir le mode de gouvernance actuel de l’internet. Il est conscient que cela prendra du temps, que des forces contraires se feront sentir, mais promet que cela se fera.
Une réflexion sur l’image de l’industrie des noms de domaine
Fadi Chehade a longuement abordé les problématiques du secteur des noms de domaine. Une étude commanditée par l’ICANN a montré que son image était quatre fois moins bonne que celle du secteur technologique. C’est à notre sens assez logique, tant on ne parle que des choses négatives liés aux noms de domaine : cybersquatting, budgets en hausse constante sans réel besoin exprimé par les entreprises, phishing, … et jamais de toute ce qui marche, de l’utilité du système DNS… en gros du fait que grâce à notre industrie, des milliards d’humains peuvent chaque jour utiliser les ressources innombrables d’un réseau mondial !
Le président promet de travailler sur ce déficit d’image, et a annoncé la création d’une task force sur la réputation du secteur, ainsi qu’un projet de conférence mondiale en marge des congrès ICANN, trop limités aux cuisines internes et aux problématiques de gouvernance qui n’intéressent qu’une communauté réduite.
Des contacts ont été pris avec les dirigeants des principaux bureaux d’enregistrement, parfois pointés du doigt pour certaines pratiques parfois jugées douteuses. Le PDG de Go-Daddy (registrar qui enregistre 100 nouveaux domaines par… minute !) a été sollicité parmi d’autres pour réfléchir à un code de bonne conduite du secteur, et en faire une industrie plus responsable et qui avance avec un nouvel esprit. Nous ne pouvons évidemment que souscrire à cette ambition.
Le .paris validé en octobre ?
Cette réunion assez libre et informelle ne pouvait passer à côté de multiples questions sur le lancement maintenant imminent du programme NewGTLDs de l’ICANN. Fadi Chehade a confirmé l’ouverture de la Trademark Clearinghouse le 26 mars, et la validation de la première nouvelle extension, le .catholic en idéogrammes chinois (.天主教) autour du 23 avril. Il maintient l’objectif d’un rythme de croisière de 20 validations de nouvelles extensions par semaine, tout en ayant l’ambition d’aller plus vite lorsque le programme sera rodé. La France sera rapidement en lice, avec le .paris en 200ème place qui devrait donc être validé autour du mois d’octobre tout comme le .bzh breton.
Il est à noter d’à ce stade, aucun dossier n’a fait l’objet d’une objection, même s’il existe des dossiers concurrents sur une même extension.
Sur les similarités de chaines pouvant conduire à des confusions visuelles ou phonétiques entre extensions proches, si rien n’avait encore été acté lors de cette rencontre, les décisions des experts de l’ICANN ont été rendues hier. Seules deux paires de projets posent un problème de similitude : .hotels (demandé par Booking.com)/.hoteis (demandé par Despegar Online SRL) et .unicorn (demandé par Unicorn a.s.)/.unicom (demandé par China United Network Communications
Corporation Limited). Peu de problèmes somme toute eu égard au nombre de dossiers déposés.
Sur un autre plan, la problématique des extensions génériques demandées par des entreprises (par exemple si Amazon demandait un .book) et avec des règles d’enregistrements fermées (domaines en .book non ouverts aux autres libraires…) est encore en discussion au niveau du CA de l’ICANN.
La liste chronologique des lancements est disponible au téléchargement (cliquer ici) et vous pouvez calculer le timing probable de validation des extensions qui vous intéresse en considérant un rythme de 20 par semaine à partir de mai… Attention, validation ne veut pas dire lancement et commercialisation, qui n’interviendront qu’à l’issue d’un processus de signature de contrat entre l’ICANN et les registres respectifs, processus qui peut prendre plusieurs semaines voir plusieurs mois.
Concernant un éventuel second tour permettant la soumission de nouveaux projets, le principe semble relativement acquis, mais il bute sur la problématique du prix. Fadi Chehade ne voit pas d’inconvénient à parler de sa volonté de réouverture du programme, mais rien ne pourra se faire avant un bilan financier du premier tour qui déterminera le prix des dossiers du second.
Consciente du manque de notoriété du programme des nouvelles extensions, l’ICANN a prévu une vaste campagne de communication fin avril à l’occasion du premier lancement.
Des concurrents pour la Trademark Clearinghouse
Fadi Chehade est revenu sur la TMCH en rappelant que si le contrat d’IBM était exclusif pour la partie technique et infrastructure de ce qui constituera la première base de données mondiale de marques, il n’en était pas de même pour Deloitte dont le contrat avec l’ICANN n’était pas exclusif. Tout en s’appuyant sur la structure d’IBM, d’autres projets de clearinghouses pourront voir le jour, mais cependant pas avant quelques mois afin de tester la stabilité du système.
Si un délai théorique de 3 ou 4 mois a été évoqué, on peut douter de l’arrivée de concurrents aussi rapidement, le timing d’un nouvel appel d’offres risquant de peser sur ce calendrier.
On peut également se demander quelle serait la réelle pertinence d’une offre alternative sortant dans un an, au beau milieu du programme, alors que les entreprises auront sans doute déjà majoritairement pris soin d’inscrire leurs marques pour participer aux lancements des extensions qui les intéressent.
Une concurrence aurait été la bienvenue, notamment pour peser sur les prix que nous jugeons évidemment bien trop élevés par principe, car monopolistiques, mais il semble que ce soit malheureusement un peu tard pour adopter un vertueux modèle concurrentiel.
Nous avons été séduits par le nouveau président. Un air frais semble enfin souffler. Le Board a pris la mesure des risques pesant sur gouvernance de l’internet actuelle et la nomination de Fadi Chehade est un signe fort. Il est là pour faire changer les choses en profondeur, il en a la réelle ambition et sans doute le mandat. Souhaitons qu’il réussisse.